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Wilfrid Laurier et la participation canadienne à la seconde guerre des Boers (1899-1902)

Sources : En haut à gauche, Les Débats, 24 juin 1900, page 1.
En haut à droite, Henri Julien, 1899. En bas, Le Canard, 30 décembre 1899, page 1.


Wilfrid Laurier confie en privé qu'il préférerait ne pas envoyer de troupes en Afrique. Sa position rejoint ses compatriotes du Québec. Les impérialistes qui lui forcent la main - comme le major-général Edward Hutton - le «répugne (Bélanger, 1986, p. 240)». Cela dit, manifester le loyalisme du Canada à l'étranger ne trouble pas outre mesure Laurier. «[Il vouerait sa] vie à une oeuvre d'entente, d'union, de paix, d'amitié, de fraternité entre les différentes nationalités du Canada (Wilfrid Laurier cité par Rumilly, [s. d.]a, p. 233).» La réalité s'avère plus terre à terre. Le premier ministre se flatte surtout d'avoir un « esprit pratique (Bélanger, 1986, p. 244; Pratte, 2011, p. 93) ». En démocratie, un élu doit satisfaire la majorité pour conserver le pouvoir. Le «caméléon (Bélanger, 1986, p. 247)» Laurier épouse donc la raison du plus fort: celle du Canada anglais. Le petit gars de Saint-Lin n'a pas étudié à l'Université McGill pour rien.

Foin de la recherche du compromis au sud de l'Afrique! L'éthique de la discussion y cède le pas à la décision musclée. Wilfrid Laurier érige pourtant l’autonomie et la négociation en principes libéraux dans son discours de Morrisburg en Ontario le 8 octobre 1895. Cette «voie ensoleillée (Laurier, 2017)» face au réfractaire Thomas Greenway marque la campagne électorale de 1896 (Corcoran, 1964, p. 346-348). Elle guide le nouveau premier ministre du Canada dans le règlement de la question scolaire du Manitoba.

La volte-face guerrière de Laurier au sujet du Transvaal ne risque-t-elle pas de coûter au gouvernement son principal château fort? Wilfrid Laurier, député de Québec-Est, reste le premier Canadien français à diriger le pays. « [H]abile stratège », l'idole d'un peuple comprend « que son prestige et son nom suffiront à calmer l’opposition québécoise (Bélanger, 1986, p. 242) ». D’autant plus que les Canadiens français ont «l’émotion facile, mais peu d’idées politiques auxquelles ils [tiennent] vraiment (Dufour, 1997) ». Quand «son cher Henri [Bourassa]» ose lui tenir tête dans la nuit fatidique du 12 au 13 octobre 1899. Monsieur le Premier dégaine sa fameuse réplique : «La province de Québec n'a pas d'opinion, elle n'a que des sentiments (Bélanger, 1986, 2013).»

Wilfrid Laurier a le vent en poupe. La croissance économique et la prospérité dans les pays développés engendrent la stabilité politique (Linteau et al., 1989, p. 399). Les prairies de l'Ouest canadien se peuplent rapidement vers 1900. Les colons se spécialisent dans la production de blé. Des trains acheminent cette denrée à Montréal. Puis, des navires l'expédient en Europe. La deuxième révolution industrielle repose sur l'utilisation de nouvelles sources d'énergie: l'électricité, le gaz et le pétrole. La population se diversifie et s'urbanise. Ce contexte facilite la diffusion d'une idéologie. Il favorise la victoire d'une bannière. Les libéraux d'Ottawa se maintiennent au pouvoir. De 1896 à 1911, c'est pour eux la Belle Époque! En outre, Laurier n'hésite pas à se servir des contrats d'approvisionnement militaire durant la guerre des Boers. Chevaux, fourrage, vivres, uniformes, charrettes et baraquements permettent de rallier les électeurs à son parti (Page, 1987, p. 10).

Pour couronner le tout, Wilfrid Laurier ne rencontre pas de véritable concurrent au Québec. Le Canada anglais s'avère plus impérialiste que la reine Victoria (Lester, 2001, p. 197). Les orangistes, sur le modèle de Clarke Wallace, sévissent en Ontario. Ces «fanatiques» incorporent le Parti conservateur fédéral de Charles Tupper (Rumilly, [s. d.]a, p. 231-232). Du point de vue canadien-français, voter libéral est le seul choix possible. Comme dirait Margaret Thatcher: «Il n'y a pas d'alternative! (Wikibéral, 2023)» Le Bloc québécois n'existe pas encore (Bickerton et al., 2002, p. 213-218). En conséquence, le Québec accorde de nouveau à Laurier une majorité confortable à Ottawa. Les libéraux remportent 56% des voix et 57 des 65 sièges de la province aux élections fédérales du 7 novembre 1900 (Linteau et al., 1989, p. 687).

Plébiscité par les siens, Wilfrid Laurier se surpasse en impérialisme. Deux ans plus tôt, lors du jubilé de diamant de la reine, il se déclare: «[B]ritannique jusqu'à la moelle (Bélanger, 1986, p. 228)». Victoria le fait alors chevalier. Le 13 mars 1900, dans une réponse à Henri Bourassa, le «sir» passe outre son propre libéralisme pour trouver contre les Boers une «guerre juste». Il affirme: «[J]e suis, pour ma part, profondément convaincu, dans ma conscience et dans mon cœur, que jamais guerre plus juste ne fut entreprise par la Grande-Bretagne (Canada, 1900, p. 1834).»

Le premier ministre croit que la guerre d'Afrique va renforcer les liens entre anglophones et francophones. Le «grand chef (Rumilly, [s. d.]b, p. 165)» conclut sa réplique du 13 mars 1900 à Bourassa par cette envolée lyrique:

[C]e n'est pas tout. L'oeuvre d'union, d'harmonie et de concorde entre les deux principales races de ce pays n'est pas encore terminée. Nous savons par ce qui s'est passé la semaine dernière qu'il nous reste encore beaucoup à faire à cet égard. Mais, M. l'Orateur, il n'y a rien comme d'avoir souffert ensemble, d'avoir enduré les mêmes souffrances pour unir les hommes et les nations.

En ce moment, dans le Sud-africain, les hommes représentant les deux éléments de la famille canadienne se battent pour le même drapeau. Déjà, plusieurs sont tombés au poste d'honneur en payant le suprême tribut à leur patrie commune.

Leurs dépouilles reposent dans la même fosse pour y dormir jusqu'à la fin des temps, dans un embrassement fraternel. Ne nous est-il pas permis d'espérer - je le demande à mon honorable ami - que dans ce tombeau ont aussi été ensevelis jusqu'aux derniers vestiges de notre antagonisme passé? Si ce résultat devait se produire, s'il nous est permis d'entretenir cet espoir, l'envoi de ces régiments aurait été le plus grand service qu'on eût jamais rendu au Canada, depuis la Confédération (Canada, 1900, p. 1839).

La guerre offre une expérience de vie en commun. Elle peut transformer un peuple en nation. Or, le présent conflit - comme les deux guerres mondiales qui suivent - révèlent «un pays formé de deux nations (Desmond Morton cité par Linteau et al., 1989, p. 693)».

Les «Anglais» dominent les «Français» à Ottawa. Au fond, «si les Canadiens français influencent la politique sud-africaine de leur pays, note le politologue Justin Massie, ce n'est pas eu égard à la légitimité d’intervenir ou non militairement, mais uniquement par rapport à l’ampleur de la contribution canadienne (2013, p. 135)». «Au prorata du nombre d’habitants, la participation canadienne compt[e] pour environ 1/4 de celle de l’Australie et 1/6 de celle du Royaume-Uni (Page, 1987, p. 17).»

Bibliographie

Bélanger, Réal. 1986. Wilfrid Laurier: quand la politique devient passion. Québec et Montréal : Presses de l’Université Laval et Entreprises Radio-Canada, x-484 p. ISBN : 2-7637-7081-9.

Bélanger, Réal. 2013. Henri Bourassa. Le fascinant destin d'un homme libre (1868-1914). [Québec] : Presses de l’Université Laval, xiii-552 p. ISBN : 978-2-7637-1764-7.

Bickerton, James, Alain-G. Gagnon et Patrick J. Smith. 2002. Partis politiques et comportement électoral au Canada: filiations et affiliations. Trad. de l'anglais par Dominique Fortier. Montréal: Boréal, 383 p. ISBN: 2-7646-0172-7.

Canada. 1900, 13 mars. Chambre des Communes. Compte rendu officiel des débats de la Chambre des Communes du Canada. 8e législature, 5e session, vol. 1. Récupéré de http://parl.canadiana.ca/view/oop.debates_CDC0805_01 (Page consultée le 29 avril 2024).

Corcoran, James I. W. 1964. « Henri Bourassa et la guerre sud-africaine ».
Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 18, no 3 (décembre). Trad. de Marc La Terreur, p. 343-356.

Dufour, Christian. 1997. « ‘‘La province de Québec n’a pas d’opinions, elle n’a que des sentiments’’ ». La Presse, 27 septembre, p. B3.

Laurier, Wilfrid. 2017. « Wilfrid Laurier : ‘‘The Sunny Way’’ Speech, 1895 (en anglais seulement) ». Dans L'Encyclopédie canadienne. [s. l.] : Historica Canada.

Lester, Normand. 2001. Le Livre noir du Canada anglais. T. 1. Montréal: Les Intouchables, 302 p. ISBN: 2-89549-045-7.

Linteau, Paul-André, René Durocher et Jean-Claude Robert. 1989. De la Confédération à la crise (1867-1929). T. 1 d'Histoire du Québec contemporain, Nouv. éd. refondue et mise à jour. Coll. «Boréal compact», no 14 [Montréal]: Boréal, 758 p. ISBN: 2-89052-297-0.

Massie, Justin. 2013. Francosphère. L'importance de la France dans la culture stratégique du Canada. Québec : Presses de l’Université du Québec, xiii-295 p. ISBN : 978-2-7605-3605-0.

Page, Robert. 1987. La guerre des Boers et l'impérialisme canadien. Trad. de l’anglais par Yvon de Repentigny. Coll. « Brochure historique », no 44. Ottawa : La Société historique du Canada, 27 p. ISSN : 1715-8613.

Pratte, André. 2011. Wilfrid Laurier. Montréal : Boréal, 204 pages. ISBN : 978-2-7646-2101-1.

Rumilly, Robert. [s. d.]a, F.-G. Marchand. T. IX d'Histoire de la province de Québec, 2e éd. rev. et augm. Montréal: Bernard Valiquette, 317 p.

Rumilly, Robert. [s. d.]b. Israël Tarte. T. X d'Histoire de la province de Québec. Montréal: Bernard Valiquette, 269 p.

Wikibéral. 2023. «There is no alternative». Récupéré de https://www.wikiberal.org/wiki/There_is_no_alternative (Page consultée le 26 décembre 2023).

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