Figure 1 En haut à gauche, Les Débats, 24 juin 1900, page 1. En haut à droite, dessin de Wilfrid Laurier fait par Henri Julien en 1899 (Marsh et Laurendeau, 2016). En bas, Ryan, 30 décembre 1899, page 1. |
Laurier se demande avant Lénine : « Que faire (Bélanger, 1986, p. 239)? » Wilfrid confie en privé qu’il préférerait ne pas envoyer de troupes en Afrique. Sa position rejoint ses compatriotes du Québec. Les impérialistes qui lui forcent la main le « répugne (Ibid., p. 240) ». Il obtient le rappel du major-général Edward Hutton le 12 février 1900. Cela dit, manifester le loyalisme du Canada à l’étranger ne trouble pas outre mesure Laurier. « [Il vouerait sa] vie à une œuvre d’entente, d’union, de paix, d’amitié, de fraternité entre les différentes nationalités du Canada (Wilfrid Laurier cité par Rumilly [s. d.]a, p. 233). » La réalité s’avère plus terre à terre. Le premier ministre de 57 ans se flatte surtout d’avoir un « esprit pratique (Bélanger, 1986, p. 244; Pratte, 2011, p. 93) ». En démocratie, un élu doit satisfaire la majorité pour conserver le pouvoir. L’échéance électorale approche après plus de trois ans aux commandes. Le « caméléon (Bélanger, 1986, p. 247) » Laurier épouse donc la raison du plus fort : celle du Canada anglais (fig. 1). Le petit gars de Saint-Lin n’a pas étudié à l’Université McGill pour rien.
Foin de la recherche du compromis au sud de l’Afrique! L’éthique de la discussion y cède le pas à la décision musclée. Wilfrid Laurier érige pourtant l’autonomie et la négociation en principes libéraux dans son discours de Morrisburg en Ontario le 8 octobre 1895. Cette « voie ensoleillée (Laurier, 2017) » face au réfractaire Thomas Greenway marque la campagne électorale de 1896 (Corcoran, 1964, p. 346-348). Elle guide le nouveau premier ministre du Canada dans le règlement de la question scolaire du Manitoba.
La volte-face guerrière de Laurier au sujet du Transvaal ne risque-t-elle pas de coûter au gouvernement son principal château-fort? Wilfrid Laurier, député de Québec-Est, reste le premier Canadien français à diriger le pays. Sa victoire aux élections du 23 juin 1896 apparaît aux siens comme un espoir, « la revanche même de la dure conquête de 1760 (Bélanger, 1986, p. 195; Dupuis, 2017, 2022, p. 202) ». « [H]abile stratège », l’idole d’un peuple comprend « que son prestige et son nom suffiront à calmer l’opposition québécoise (Bélanger, 1986, p. 242) ». D’autant plus que les Canadiens français ont « l’émotion facile, mais peu d’idées politiques auxquelles ils [tiennent] vraiment (Dufour, 1997) ». Ils votent avec leur cœur et non avec leur tête. Quand « son cher Henri [Bourassa] » ose lui faire face dans la nuit fatidique du 12 au 13 octobre 1899, Monsieur le Premier dégaine sa fameuse réplique : « La province de Québec n’a pas d’opinion, elle n’a que des sentiments (Bélanger, 1986, 2013). »
Wilfrid Laurier a le vent en poupe. La croissance économique et la prospérité dans les pays développés engendrent la stabilité politique (Linteau et al., 1989, p. 399). Les prairies de l’Ouest canadien se peuplent rapidement vers 1900. Les colons se spécialisent dans la production de blé. Des trains acheminent cette denrée à Montréal. Puis, des navires l’expédient en Europe. La deuxième révolution industrielle repose sur l’utilisation de nouvelles sources d’énergie : l’électricité, le gaz et le pétrole. Des usines d’aluminium et de produits chimiques s’implantent au Québec (Ibid., p. 417-419). Des compagnies des États-Unis exploitent à leur profit les ressources naturelles. La population se montre néanmoins optimiste. Elle se diversifie et s’urbanise. Ce contexte facilite la diffusion d’une idéologie. Il favorise la victoire d’une bannière. Les libéraux d’Ottawa se maintiennent au pouvoir. De 1896 à 1911, c’est pour eux la Belle Époque! En outre, Laurier n’hésite pas à se servir des contrats d’approvisionnement militaire durant la guerre des Boers. Chevaux, fourrage, vivres, uniformes, charrettes et baraquements permettent de rallier les électeurs à son parti (Page, 1987, p. 10).
Les nouveaux médias de masse penchent en faveur des rouges (Rumilly, [s. d.]a, p. 225-226). Le Parti libéral investit les principaux titres en français de la presse écrite. Il possède Le Soleil de Québec dirigé par Ernest Pacaud. La Patrie de Montréal appartient à Israël Tarte, l’organisateur politique de Wilfrid Laurier dans la province. La Presse de Trefflé Berthiaume suit l’air du temps. Elle se rapproche de l’équipe au pouvoir depuis 1896 (Ibid., p. 253). L’imprimé vise un lectorat populaire et ouvrier. Il axe son contenu sur les faits divers, le sensationnel, les nouvelles locales, les sports, les feuilletons littéraires, de nombreuses illustrations et publicités (Couvrette, 2007; Linteau, 2000, p. 247). C’est un succès. La Presse connaît le plus fort tirage au Canada : 68 379 exemplaires le jour des élections fédérales du 7 novembre 1900. Les conservateurs Louis-Joseph Demers, Thomas Chapais et Louis-Joseph Forget disposent de quotidiens bleus. Or, L’Événement et Le Courrier du Canada à Québec ainsi que Le Journal à Montréal ne font pas le poids chez les Canadiens français. Un directeur et un rédacteur en chef comme Arthur Dansereau à La Presse et Godfroy Langlois à La Patrie se révèlent de gros rouges (Linteau, 2000, p. 176). Le résultat paraît clair sur le plan de l’influence. Le message libéral s’imprime. Il marque les esprits de la toute récente opinion publique (fig. 2).
Figure 2 La Patrie du 8 mars 1900 représente Wilfrid Laurier en protecteur des Canadiens français.
Pour couronner le tout, Wilfrid Laurier ne rencontre pas de véritable concurrent au Québec. Il domine les premiers ministres libéraux de la province. Félix-Gabriel Marchand et Simon-Napoléon Parent font figure de vassaux (Linteau et al., 1989, p. 664 et 666). Le Canada anglais s’avère plus impérialiste que la reine Victoria (Lester, 2001, p. 197). Les orangistes, sur le modèle de Clarke Wallace, sévissent en Ontario. Ces « fanatiques » incorporent le Parti conservateur fédéral de Charles Tupper (Rumilly, [s. d.]a, p. 231-232). Du point de vue canadien-français, voter libéral est le seul choix possible. Comme dirait Margaret Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative! (Wikibéral, 2023) » Le Bloc québécois n’existe pas encore (Bickerton et al., 2002, p. 213-218). En conséquence, le Québec accorde à Laurier une majorité accrue à Ottawa. Les libéraux fédéraux remportent 56 % des voix au Québec. Ils raflent 57 des 65 sièges de la province française aux « ‘‘élections kaki’’ (Pelletier-Baillargeon, 1996, p. 185) » du 7 novembre 1900 (Linteau et al. 1989, p. 687).
Plébiscité par les siens, l’hégémon Wilfrid Laurier se surpasse en impérialisme. Il se déclare « [B]ritannique jusqu’à la moelle (Bélanger, 1986, p. 228) » trois ans plus tôt au jubilé de diamant de la reine. Victoria le fait chevalier. Le « sir » passe outre son propre libéralisme le 13 mars 1900 pour trouver contre les Boers une « guerre juste ». Henri Bourassa assiste « épuisé, décontenancé (Ibid., p. 245) » à la scène. Laurier affirme : « [J]e suis, pour ma part, profondément convaincu, dans ma conscience et dans mon cœur, que jamais guerre plus juste ne fut entreprise par la Grande-Bretagne (Canada, 1900, p. 1834). »
Le premier ministre croit que la guerre d’Afrique renforce les liens entre anglophones et francophones. Le « grand chef (Rumilly, [s. d.]b, p. 165) » conclut sa réponse à Bourassa par cette envolée lyrique :
«[C]e n’est pas tout. L’œuvre d’union, d’harmonie et de concorde entre les deux principales races de ce pays n’est pas encore terminée. Nous savons par ce qui s’est passé la semaine dernière[1] qu’il nous reste encore beaucoup à faire à cet égard. Mais, M. l’Orateur, il n’y a rien comme d’avoir souffert ensemble, d’avoir enduré les mêmes souffrances pour unir les hommes et les nations.
En ce moment, dans le Sud-africain, les hommes représentant les deux éléments de la famille canadienne se battent pour le même drapeau. Déjà, plusieurs sont tombés au
poste d’honneur en payant le suprême tribut à leur patrie commune.
Leurs dépouilles reposent dans la même fosse pour y dormir jusqu’à la fin des temps, dans un embrassement fraternel. Ne nous est-il pas permis d’espérer – je le demande à
mon honorable ami – que dans ce tombeau ont aussi été ensevelis jusqu’aux derniers vestiges de notre antagonisme passé? Si ce résultat devait se produire, s’il nous est permis d’entretenir cet espoir, l’envoi de ces régiments aurait été le plus grand service qu’on eût jamais rendu au Canada, depuis la Confédération (Canada, 1900, p. 1839).»
La guerre offre une expérience de vie en commun. Elle peut transformer un peuple en nation. Or, le présent conflit – comme les deux guerres mondiales qui suivent – révèlent « un pays formé de deux nations (Desmond Morton cité par Linteau et al., 1989, p. 693) ».
Les « Anglais » dominent les « Français » à Ottawa. Au fond, « si les Canadiens français influencent la politique sud-africaine de leur pays, note le politologue Justin Massie, ce n’est pas eu égard à la légitimité d’intervenir ou non militairement, mais uniquement par rapport à l’ampleur de la contribution canadienne (2013, p. 135) ». « Au prorata du nombre d’habitants, la participation canadienne compt[e] pour environ 1/4 de celle de l’Australie et 1/6 de celle du Royaume-Uni (Page, 1987, p. 17). »
[1] Une émeute éclate à Montréal le 1er mars 1900. On en parle à l'article intitulé Délivrance de Ladysmith au Natal et échauffourée à Montréal en mars 1900.
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